C’était devenu son rêve…
Figure centrale du modernisme brésilien, créatrice d’une œuvre originale et évocatrice puisant dans les imaginaires indigéniste et populaire autant que dans les instances modernisatrices d’un pays en pleine transformation, la peintre TARSILA DO AMARAL (1886-1973) qui a fait de nombreux séjours en France, n’y avait encore jamais été le sujet d’une rétrospective.
50 ans après sa mort, cette exposition réunit près de 150 œuvres et documents, au musée du Luxembourg à Paris, jusqu’au 2 février 2025 : « Tarsila do Amaral. Peindre le Brésil moderne. »
Cette rétrospective sera ensuite présentée au musée Guggenheim de Bilbao, du 28 février au 8 juin 2025.
Issue d’une famille de grands propriétaires terriens de la région de São Paulo, Tarsila do Amaral est élevée dans un environnement privilégié. Elle s’initie très jeune aux arts, à la musique et au français avec une préceptrice belge. À 16 ans elle fait son premier voyage avec ses parents, en France et en Espagne. Par la suite, elle visitera un très grand nombre de pays : Brésil, Amérique latine, France, Espagne, Italie, Grèce, Moyen-Orient, Union soviétique…
En 1913, lorsque son époux refuse de soutenir son désir de peindre, elle prend une décision radicale. Déterminée à suivre sa vocation artistique, elle divorce et s’installe à São Paulo, où elle poursuit ses cours de piano, peint et compose des poèmes. Puis, son choix va s’orienter vers la peinture.
En 1917, elle fréquente les cours de Pedro Alexandrino, peintre académique. La même année, elle ouvre le premier atelier d’artistes de Sao Paulo, rue Vitoria. Encore apprentie, elle le met à la disposition de son professeur, qui y dispense des cours collectifs.
En 1920, encouragée par Souza Lima, pianiste et ami de la famille, Tarsila entreprend son premier voyage d’études à Paris où elle loue une chambre rue du Louvre.
Elle fréquente l’académie Julian et y suit les cours réservés aux femmes, se consacrant à l’étude de nu.es qu’elle peut réaliser pour la première fois d’après des modèles vivants.
Elle découvre alors le Cubisme, le Futurisme et Dada dans les salons parisiens :
« En tant qu’artiste brésilienne à Paris, Tarsila doit composer avec un certain nombre de stéréotypes pour se frayer un chemin dans un système de l’art « eurocentré » et dominé par les hommes.
Si son physique et son style vestimentaire ne passent jamais inaperçus, la critique attend d’elle, comme de sa peinture, une « fraîcheur exotique » et une « délicatesse toute féminine » – comme on le lit dans les chroniques parisiennes de ses premières expositions. Tarsila joue donc de son apparence pour construire son personnage, alors inédit, de femme artiste moderne brésilienne, contournant, dans ses autoportraits, les canons établis.
Telle une « Caipirinha (« campagnarde ») habillée par Poiret » (selon les vers que lui dédie Oswald de Andrade) elle se veut la porte-parole d’un « Brésil profond », tout en étant parfaitement à la page des goûts parisiens, sans négliger ce brin d’excentrisme, censé faire d’elle une véritable artiste d’avant-garde. »
(Extraits du Dossier de Presse)
« Caipirinha » :
Commencé au printemps 1923, ce tableau est pour Tarsila do Amaral l’une des premières tentatives de s’affranchir des codes de la figuration académique à travers des langages d’avant-garde.
Dans une lettre à ses parents, elle décrit ce tableau comme une façon de « s’autoreprésenter » en jeune fille de la campagne brésilienne (une petite « caipira ») jouant avec les branches du jardin comme elle le faisait, enfant, dans la fazenda (« ferme ») familiale. Cette identification avec la culture populaire des régions rurales, de la part d’une femme très cultivée de la haute bourgeoisie, annonce l’idéalisation d’une appartenance nationale qui dépasse volontairement les clivages culturels et sociaux de la population brésilienne.
C’est après son retour à São Paulo, en 1922, que Tarsila prend ses distances avec les modèles académiques. En lien avec Anita Malfatti, artiste brésilienne considérée comme la pionnière du mouvement moderniste au Brésil, elle adopte des couleurs plus contrastées et des solutions moins conventionnelles comme dans ce portrait de femme, peint au tout début de l’année 1923 :
Tarsila do Amaral participe personnellement à ce renouveau moderniste, au sein du « Groupe des Cinq », aux côtés de la peintre Anita Malfatti et des écrivains Paulo Menotti del Picchia, Mário de Andrade et Oswald de Andrade qui deviendra son mari.
En 1923, le couple voyage en Espagne et au Portugal, puis s’installe de nouveau à Paris.
Tarsila et Oswald rencontrent le poète Blaise Cendrars au mois de mai, qui leur ouvre les portes du monde artistique parisien : Constantin Brancusi, Jean Cocteau, Georges Braque, Robert et Sonia Delaunay, Albert Gleizes, Fernand Léger, Pablo Picasso, Léonce Rosenberg…
« JE VEUX ÊTRE LA PEINTRE DE MON PAYS »
C’est lors de ce second séjour à Paris que Tarsila do Amaral réalise l’importance de réinterpréter l’identité brésilienne en mêlant influences cubistes, contes populaires et engagement politique.
De cette prise de conscience naît « A Negra » en 1923 et quelques années plus tard « Abaporu » en 1928, des créations qui questionnent « la brésilianité » dans un retour au primitif.
« A Negra »:
Ce tableau est l’une des œuvres la plus marquante de la période « Pau-Brasil », le mouvement théorisé en 1924 par Oswald de Andrade et Tarsila do Amaral et qui prône une réappropriation de l’art brésilien par les brésiliens eux-mêmes : « Retrouver les racines profondes du pays à travers un retour au primitif en cherchant à redécouvrir « un paradis perdu » pour refonder l’identité brésilienne.
Le tableau A Negra soulève des questions sur l’identité, le métissage et les représentations sociales ».
C’est Tarsila qui titre cette œuvre « La Négresse » lorsqu’elle l’expose à Paris. Fait-elle référence à la « Négresse blanche » que Brancusi sculpte la même année ?
Pour illustrer la couverture du recueil de poèmes qu’il consacre à son voyage brésilien, Blaise Cendrars choisit ce portrait comme celui d’une icône « primitive » et « moderne » selon les canons parisiens de l’époque.
Tarsila dit que ce portrait est celui d’une nourrice de son enfance. Dans ce sens, « A Negra » renoue avec l’iconographie toute brésilienne de la « mère noire », esthétisant la figure des femmes afro-descendantes dans le rôle de nourrices auquel elles ont été longtemps reléguées.
Mais ce tableau peut, aussi, renvoyer aux stéréotypes racistes et sexistes qui avaient cours dans la société brésilienne – comme dans la société française – dans les années 1920, stéréotypes qui perdurent encore aujourd’hui.
En 1924 Tarsila do Amaral redécouvre l’identité brésilienne. De retour au Brésil, elle plonge dans les souvenirs de son enfance. Paysages pittoresques, églises baroques, nature luxuriante et traditions populaires nourrissent ses créations. Ses toiles sont marquées par des couleurs vives et une audace renouvelée, explorant avec passion le métissage culturel du Brésil.
En 1928, Tarsila peint pour son mari, Oswald de Andrade, un tableau aussi fascinant qu’intrigant intitulé « Abaporu » (« homme qui mange un autre homme » en tupi-guarani)… Un cadeau de mariage à l’origine d’un tournant artistique et révolutionnaire !
Inspirée par un voyage à Salvador de Bahia, où la population afro-descendante survit difficilement, « Abaporu » est l’une de ses œuvres les plus emblématiques et une réalisation qui symbolise une identité brésilienne nouvelle et affirmée.
Pour Tarsila, cette œuvre présente un personnage avec un pied disproportionné, un cactus géant et un soleil éclatant. Ce tableau est un symbole de la « dévoration » des influences étrangères pour créer un art profondément brésilien, donnant ainsi naissance au mouvement « anthropophagique » (cannibalisme culturel) que Tarsila et son mari ont impulsé. L’anthropophagie fait référence à une pratique autochtone consistant à dévorer l’autre pour en assimiler ses qualités. Métaphoriquement, cela décrit la manière dont les Brésiliens s’approprient et réinventent les cultures étrangères et colonisatrices pour créer une identité brésilienne unique.
Tarsila do Amaral puise également son inspiration dans les récits fantastiques du Brésil.
Dans le bestiaire, elle représente une étrange créature jaune, La « Cuca », inspirée d’une sorcière à tête d’alligator, figure terrifiante des contes pour enfants. « La Cuca est un redoutable croquemitaine et les personnages que Tarsila dit avoir inventés sont en réalité tirés des motifs autochtones que l’artiste étudie dans les musées ethnologiques ».
Dans les années 1930, Tarsila prend aussi position sur les grands enjeux sociaux de son époque. Malgré son succès, l’artiste est frappée de plein fouet par la crise de 1929 et elle est contrainte d’hypothéquer son domaine familial et de travailler.
Elle s’implique dans des mouvements marxistes et dans la Révolution constitutionnaliste contre le régime autoritaire de Getúlio Vargas.
Toujours en quête d’une identité plus affirmée, elle s’intéresse aux idéologies de gauche et se rend en URSS en 1931. Ce voyage, ses nouvelles amitiés et ses convictions politiques – qui lui coûtent la prison l’année suivante – influencent profondément son travail. Elle intègre les préceptes du réalisme social, peignant dans un style renouvelé les thématiques de la ruralité, du milieu industriel, de la classe ouvrière, avec une attention particulière pour les conditions de travail des femmes.
Cette expérience marquante nourrit son art, et donne naissance à des œuvres poignantes comme « Operários » (« Ouvriers »), où elle dénonce les inégalités sociales et les conditions de vie des travailleurs brésiliens.
Fin 1929, séparée d’Oswald de Andrade, Tarsila do Amaral subit de plein fouet les conséquences du krach boursier de New York. Ses propriétés sont hypothéquées et elle doit s’habituer à un mode de vie bien plus modeste que celui qu’elle a connu jusqu’alors.
Aux côtés d’Osorio César, jeune médecin et intellectuel de gauche, elle s’intéresse au modèle économique et social promu par le gouvernement soviétique. Un voyage en URSS et ses idées politiques – qui lui coûtent la prison en 1932, sous le gouvernement de Getulio Vargas – marquent le contenu et le style de ses nouvelles peintures qui suivent les préceptes du « réalisme social ».
Les classes populaires, évoquées par les silhouettes anonymes des tableaux des années 1920, deviennent désormais les véritables protagonistes de ses fresques sociales, à mesure que les couleurs vives laissent place à des tons plus sombres.
Alors que, dès 1937, la dictature relègue les artistes femmes à des modèles traditionnels et à des thèmes intimistes, Tarsila continue d’explorer le monde du travail avec un regard critique ou poétique, que ce soit dans un milieu rural, urbain ou industriel, s’intéressant aussi à la condition féminine.
Dans les années 1950, Tarsila do Amaral retourne à ses premières sources d’inspiration.
Elle délaisse la peinture réaliste et sociale et revient aux paysages semi-cubistes, un style hérité de ses rencontres parisiennes et qu’elle garde jusqu’à la fin de sa vie.
Elle se consacrera alors à des commandes variées, à des projets d’illustration et continuera à exposer ses œuvres tout en capturant les transformations urbaines de son pays.
En 1965 – 1966, à la suite d’une chute, une opération de la colonne vertébrale laisse Tarsila paraplégique. Dans la même période, sa fille Dulce meurt du diabète à l’âge de 60 ans.
Tarsila do Amaral s’éteint à São Paulo en 1973, laissant derrière elle un héritage de 270 œuvres.
Par son travail, elle a non seulement marqué son époque, mais a aussi largement contribué à faire rayonner l’art moderne brésilien sur la scène internationale.
Le Musée du Luxembourg se trouve 19 rue de Vaugirard
dans le sixième arrondissement de Paris.